Il y a des choses que l'on n'explique pas. On n'explique pas les passions. On n'explique pas les émotions et on n'explique pas les sentiments. La Nature avec un grand N ne s'explique pas non plus. On est incapable de dire pourquoi les choses sont telles qu'elles sont. Et Jules ne pourrait pas vous expliquer pourquoi est-ce que le sort s'acharne sur lui et sa femme. Il ne saurait vous dire ce qu'il a fait pour mériter que rien ne se passe comme prévu. Que malgré leurs tentatives répétées, aucun bout de chou ne fait sa place dans leurs vie. Ils rêvaient d'une famille. Une grande famille. Et ils continuent d'essayer de la fonder. Ils ont pourtant passé des examens. Mais rien. Rien n'explique ce manque perpétuel qu'ils doivent vivre, subir l'un et l'autre, chaque jour qui passe. Penser à l'adoption ? Ils l'ont fait. Evidemment. Mais parlons à coeur ouvert : ça n'est pas la même chose que de le concevoir, que d'avoir attendu un enfant façonné de leurs sangs, création de leurs corps mêlés. Le trésor né de leur amour. Depuis ses 18 ans, jusqu'à aujourd'hui, Jules est amoureux de cette femme qu'il a épousé. Encore aujourd'hui, il déborde de tendresse pour elle. Mais avec le temps... avec le temps les choses se complexifient. Ce qu'ils désiraient vivre ensemble ne s'est pas déroulé comme prévu.
«
Chérie... Tu en es où ? » lui adresse-t-il depuis le couloir, adossé à la porte de la salle-de-bain dans laquelle elle s'est enfermée pour la nième fois. «
Je viens de le faire alors... Je sais pas encore. » lui répond-t-elle, la nervosité palpable dans la voix. Il pince les lèvres, passe une main sur son visage pour tenter de calmer les sueurs froides qui le font trembler. «
Tu veux que je vienne attendre avec toi ? » propose-t-il après quelques secondes. Et il entend le cliquetis de la serrure, avant que la porte ne s'entrouvre et que les yeux de sa femme ne lui apparaissent par l'interstice. «
Oui, viens. » murmure-t-elle presque. Et il s'empresse de la rejoindre, s'asseyant à ses côtés sur le rebord de la baignoire, les mains crispées sur les genoux, tandis qu'elle fixe de son côté le test de grossesse. Il regarde leur reflet dans le miroir. Cette scène, il l'a déjà vécu un nombre incalculable de fois. Et il se prépare déjà au résultat. Il se répète qu'il ne va pas se laisser abattre. Qu'au bout de temps de temps, ça ne l'atteindra plus autant. Mais lorsqu'elle se lève et jette rageusement l'objet à la poubelle avant de courir vers la chambre conjugale, il ne peut s'empêcher de baisser les yeux. Il sent les larmes couler sur ses joues et sa respiration devient saccadée, alors qu'il crispe ses mains plus fort. Encore une fois, c'est négatif. Rien. Toujours rien. Il lâche un gros sanglot, avant de se redresser, de s'avancer vers le lavabo et d'allumer l'eau. Il se rafraîchit, s'éclaircit les idées comme il peut avant de, lui aussi prendre la direction de sa chambre. Elle est en position foetale. Ironique. Et les spasmes de ses pleurs secouent ses épaules. Il s'allonge auprès d'elle et l'enlace, la serrant fort. On dit qu'on n'obtient pas toujours ce que l'on veut mais que si l'on essaie, on obtient ce dont on a besoin. Mais ce dont ils ont besoin à l'heure actuelle, c'est d'un miracle.
Des mois plus tard rien ne semble changer d'un pouce. Il est à l'aube de ses 35 ans, et toujours pas de bambin dans le landau qu'ils ont eu le malheur d'acheter prématurément, au moment où ils ont commencé à "essayer". La famille demande comment ça se passe, les collègues et les amis aussi. Et la réponse est toujours la même. «
On continue d'essayer. » Comme un automatisme. Une rengaine. Toujours les mêmes mots qu'ils connaissent par coeur. Et le même rituel chaque soir, les même geste pour essayer de stimuler leur organisme respectif. Parfois de nouvelles idées trouvées dans un magazine de la santé, ou entendues à la télévision. Mais jamais la nouvelle tant attendue. Jusqu'au jour où...
Elle s'avance vers lui. Elle a le teint livide, le regard flou. Et dans ses mains frêles, elle tient un nouveau test. Elle tremble un peu et pourtant, quelque chose est différent. «
Jules... » souffle-t-elle, avant de mettre sous les yeux bleus de son homme le mot qu'ils attendent depuis des années. "enceinte". Il la regarde, incrédule. A-t-il bien lu ? Est-ce réel ? Il reprend le matériel médical entre ses doigts tremblant, et relit. e... n... c... e... i... n... t... e. Un rire nerveux s'échappe de sa bouche avant qu'il ne se jette sur celle de sa compagne, la serrant fort dans ses bras. Ca y'est. Leurs prières ont été entendu. Il l'embrasse à en perdre haleine. Et comme pour s'assurer que c'est vraiment le cas, ils font l'amour. Encore. Et encore. Mais fatalement, le bonheur ne dure qu'un temps. Et une balade dans le parc peut vite se transformer en cauchemar. Pour peu que les deux mains de la mère se plaque sur un ventre à peine rebondie. Que cette dernière se courbe en avant en gémissant. Le futur papa impuissant la questionne, lui demande ce qui lui arrive. Et aussi vite qu'ils en sont capable, ils se rendent à l'hôpital. Les infirmières se pressent à leurs rencontre. Un médecin gynécologue les rejoint. Et le sang. Le sang coule sur les cuisses de la jeune femme, noyant son jean tout neuf avec une taille en plus que d'habitude. «
Non... Non... » gémit-elle, supplie-t-elle en regardant désespérément son homme qui lui tient la main avec force, aussi nerveux qu'elle, la douleur physique en moins mais le moral plus bas que terre. La peur au ventre, il aimerait vomir. Mais il sourit de manière rassurante, caressant le front moite de sa moitié. «
Ca va aller mon coeur... » lui dit-il. Il n'en passe pas le moindre mot, mais il ne veut pas céder à la même panique que son épouse. Les minutes passent. Trop lentement à son goût. Et finalement il est mis à la porte. Faisant les cent pas devant la porte, bras croisés sur le torse. Il ferme les yeux, respire profondément, essaye de ne pas dégobiller les churros mangés pendant la promenade sur le parquet blanc de l'hôpital. Et lorsqu'il n'entend plus rien et que les infirmières quittent une à une la pièce, cédant enfin le passage au médecin obstétricien, il tremble. L'expression sur le visage de ce professionnel ne présage rien de bon. Il regarde l'homme encore heureux il y a une demie heure dans les yeux et pince les lèvres brièvement. «
Nous sommes désolés, monsieur. » souffle-t-il. Et Jules n'entend pas le reste. Il s'adosse au mur, fixe le mur devant lui. Impuissant qu'il est à soulagé sa propre peine, il sait déjà qu'il le sera encore plus face à la souffrance de sa femme.
Jules n'attendait pas de la vie qu'elle soit parfaite. Il n'avait plus d'attente que des banalités du genre mariage, enfants, mourir vieux. Il a eu la premier, peut-être pourra-t-il avoir le troisième. Mais le deuxième n'était pas sur la liste faite par mère Nature. Et aujourd'hui, cette option semble s'être éloignée encore plus. Plus de contact. Des baisers parfois. Une gâterie avec de la chance de sa part à elle. Mais lui, lui n'a plus le droit de la toucher. Lui, il doit garder ses mains pour lui. Lui n'a plus le droit de caresser sa peau, frôler son ventre, agripper ses cuisses, effleurer son intimité. Non. Il a perdu ce droit. Bien sûr qu'elle ne veut pas lui faire de peine. Evidemment qu'elle ne tient pas à le frustré. Mais elle ne peut pas. Elle ne peut juste pas. «
Je suis désolée... » répète-t-elle sans cesse. Et Jules sait pourquoi elle est vraiment désolée. Pas forcément pour le sexe. Mais pour le reste. Pour ce qui est arrivé à leur seul enfant potentiel. Il caresse sa joue, il embrasse son front. «
Ne sois pas désolée. » tente-t-il mais ça n'empêche en rien les larmes d'éroder ses joues plus émaciées qu'avant. Ca n'empêche pas sa femme de pleurer et de culpabiliser. Alors il la prend dans ses bras, dans une étreinte qui veut dire "je suis là" et "ça ira". Oui... mais quand ?
«
Chéri, j'ai peut-être... une solution à te proposer. » lui annonce-t-elle un soir alors qu'ils sont en train de souper. Il relève les yeux de son assiette et la regarde, sans comprendre. «
Une solution.. à quoi ? » s'interroge-t-il à voix haute, lui adressant la question par la même occasion. Elle esquisse un sourire et murmure presque «
A notre problème... de couple. » Il comprend sa pudeur et devine qu'elle parle du côté charnel à présent inexistant de leur relation. Il hausse les épaules. «
Ca n'est pas important, ma puce. » tente-t-il alors qu'au fond, il veut savoir ce qu'il en retourne, ce qu'elle veut dire. Quelle est la solution à laquelle elle a pensé. Elle secoue la tête, non d'accord avec sa réponse. «
C'est important. » insiste-t-elle en appuyant ses propos en tapant de son index sur la table. «
Je veux que tu ailles... coucher avec d'autres femmes. » lance-t-elle finalement, sans une ombre de honte dans la voix. Il la fixe, abasourdi. Il n'a pas dû bien entendre. Elle n'a pas pu dire ça. Il rit doucement, s'apprêtant à lui dire que c'est hors de question mais elle lève la main, le faisant taire. «
Ecoute mes arguments s'il te plaît. » insiste-t-elle. Elle tend les bras et se saisit des mains de son mari, entremêlant leurs doigts. «
Je ne suis pas capable de te satisfaire sexuellement parlant en ce moment. Et je ne sais pas encore combien de temps ça va prendre, mais je sais que ça dure déjà depuis trop longtemps. » Elle souffle, respire doucement, fermant les yeux un instant. «
Alors je veux que tu ailles "voir ailleurs" si on peut dire. Je veux que tu couches avec d'autres femmes. Mais je veux que tu rentres... tous les soirs à la maison. Je veux que tu ailles... profiter sans jamais t'attacher. Mais tu ne t'attacheras pas. N'est-ce pas ? » Elle plonge ses yeux dans les siens, et il tremble doucement. Elle est inquiète. Elle craint pour leur relation. Elle craint de le perdre. Qu'il en aime une autre. Il lui sourit tendrement. Et finalement, après un long débat, pesant le pour et le contre, il cède. Il lui dit qu'il le fera, en cas de besoin. De nécessité. Mais il rentrera toujours. Il sera toujours là pour elle. Et il n'aimera qu'elle. Rien qu'elle. Ca ne devrait pas être trop dur. Pas trop.
Heureusement qu'ils sont là. Heureusement qu'il n'est pas toujours seul avec elle. Heureusement que chaque matin il doit se lever pour aller les retrouver : ses élèves. Les enfants qu'il n'a jamais eu. Ces têtes pleines de rêves, d'espoir, d'idées sur l'avenir. Ces visages jeunes et beaux. Ces jeunes gens qui peuplent l'école dans laquelle il enseigne en tant que professeur de théâtre. Il tient à eux comme à la prunelle de ses yeux. Tout cet amour qu'il n'a pas pu offrir à une progéniture qui n'a pas vu le jour, il la transfert sur ces personnes de qui il est un peu le mentor. Le modèle. Un parent est un peu professeur de vie au fond. Pour eux, ça sera seulement le théâtre, mais c'est un début. Ils savent que si l'un d'eux a un problème, il pourra venir trouver Jules sans hésitation. Si une altercation a lieu et qu'il en prend connaissance, il cherchera toujours à comprendre, à aider les choses à s'arranger. Ca peut paraître déplacer d'être aussi engagé dans le bien-être de ses élèves, de leurs offrir toute cette attention. Mais c'est inconscient. Et il ne s'en rend même pas compte au fond. Peut-être qu'eux le font en revanche. Soit ils le trouveront étranges, soit ils l'adopteront tel quel. Et chaque jour il est un peu plus heureux d'avoir choisi sa passion pour profession. Chaque jour il est un peu plus fier de ce que ses élèves arrivent à accomplir. Et si au final il arrive à les marquer de manière positive, il ne s'en plaindra jamais. Il aime être solliciter. Se sentir utile. Et pas seulement en tant que pédagogue mais en tant qu'adulte, qu'être humain. Chose qu'il ne ressent jamais à la maison... Parce que là-bas il n'est que mari. Et un mari raté.
C'est sans compter Capucine. Elle, elle a trouvé ça bizarre. Elle, elle l'a trouvé trop proche, trop à l'aise, trop attentionné. Pourquoi a-t-il pourtant fallu qu'elle interprète ça de la pire des façons ? Jules ? Un professeur assez dérangé pour draguer ses élèves ? Oh non, ce n'est pas son genre. Il ne sait même pas quand il a dragué pour la première fois. Et ça n'est pas dans ses intentions que de faire du charme à des minettes trop jeunes pour lui. Il aime sa femme. Désespérément et malgré tout. Pourtant la belle n'en démord pas et la voilà qui le teste. Qui lui fait du rentre dedans. Et qui en vient à l'embrasser. La réaction de Jules est sans appel. Comment peut-elle ? Il est marié ! Son alliance en témoigne ! Pourquoi diable ferait-elle une chose pareille ? Et il comprend alors... Elle le trouve bizarre. Elle n'aime pas sa façon de faire, qu'elle ne trouve pas normal. C'est donc ça ? Il est étrange ? Certainement... au fond tout ce qu'il voulait c'était se faire apprécier de ses étudiants. Rien de plus. Il tente de l'expliquer mais la demoiselle semble décider à ne pas lâcher le morceau, persuadée que le trentenaire en veut à autre chose que son talent d'actrice. Elle se trompe. Et c'est lors d'un voyage scolaire, une nuit sur la plage à côté de laquelle ils sont installés que tout éclate. Dans un accès de colère, Jules lui fait comprendre à quel point elle est dans le faux. Sa colère est telle qu'il en devient méchant. Et la jeune femme, anéantie, s'enfuie. Dévasté de son côté alors que toutes ces accusations troublent et blessent le professeur, il finit par la suivre dans l'hôtel et la croise sur le palier. Enfermée dehors. Hasard heureux ou non, la voilà obligée de venir dormir dans la chambre de Jules. Et une fois de plus, il craque. Et il se met à pleurer. Sous les yeux de la jeune femme qui tente alors par tous les moyens de le consoler. Et elle y parvient. Elle y parvient quand Jules se laisse aller dans ses bras qui le rassurent, contre son corps qui le transcendent, contre sa bouche qui le réchauffent, et contre ses mains qui l'électrisent. Et le voilà qui noie son chagrin au creux de ses cuisses. Et qui mêlent son coeur au sien, pour aller mieux. Et il se sent mieux. Tellement... Grace à elle. Mais après tout ça... que faire ? Regretter serait la moindre des choses. Il n'y a pourtant pas que ça.
Aimer sa femme et désirer son élève. Voilà un mélange qui n'est pas facile à gérer...