Les souvenirs. Cette vieille cave que l'on a tous au fond de notre crâne et qui ne fait qu'en oublier certains, en conserver d'autres. Et puis il y a ceux que l'on pense se rappeler parce qu'on nous en a raconté l'histoire, alors qu'en réalité, ils ne sont qu'une fabrication de notre esprit. La mémoire de Blaze est un patchwork, une couverture rapiécée de souvenirs factices et inventés pour tout ce qui concerne sa jeune enfance. Pourtant il s'y accroche comme à une vérité inaliénable, parce que c'est la seule qu'il connaisse. La seule qu'on lui ait toujours autorisé et conseillé de se rappeler : il est le premier né Withman, l'aîné, l'héritier en titre, l'enfant que ses parents avaient tellement eu de mal à avoir qu'ils ne l'en aiment que plus encore. Celui qu'ils avaient manqué perdre. Celui qui avait toujours ce sourire facile au creux des lèvres à la moindre bêtise qu'il faisait. Oui, une partie est vraie. Une partie seulement. Le reste n'est qu'un beau conte de fée tissé de toutes pièces par une fée possédant une paire de testicules américaines.
« Vous allez retrouver Blaze n'est pas ? Vous allez le retrouver ! Nous le ramener ! » Une femme hystérique agrippait le costume d'un homme qui ne semblait pas savoir comment réagir. A vrai dire, comment pouvait-il le savoir, alors que cette femme lui demandait de lui ramener son fils, alors qu'il gisait dans ce lit, immobile et glacé. L'avocat de la famille Withman la saisissait pourtant par le bras pour la soutenir alors que ses jambes semblèrent ne plus la porter, la laissant tomber à genoux sur le sol, tandis que son mari lui soufflait à l'oreille des paroles rassurantes. Il allait discuter avec l'avocat et lui ramener son fils. C'était une promesse, celle qu'il lui glissait à l'oreille, tandis qu'elle ne parvenait pas à regarder le lit et à y voir son seul enfant, celui qui lui avait presque déchiré les entrailles pour venir au monde, tant les traitements avaient été nombreux et douloureux pour y parvenir. Elle ne pouvait tout simplement admettre qu'il gisait là, inerte sur ce lit et que la mort, cette chienne aux bas décharnés, avait décidé d'étendre ses bras autour de son être chétif. Ainsi, la guidant à l'extérieur de la pièce, l'avocat les suivit, le visage barré et préoccupé ;
« Comment pouvez-vous lui promettre ça Withman ? Votre fils est mort. Vous l'avez vu comme moi. » Le dénommé Withman resta silencieux, ou plus précisément continua de parler à sa femme tandis qu'il l'installait sur le canapé, tandis qu'il guidait l'homme de loi jusque dans le couloir, où il se retourna brutalement, l'empoignant par le col de son costume impeccable.
« Et moi je vous dis que vous allez lui ramener son fils. » La voix ferme de James Withman se répercuta contre les murs, sa mâchoire se contractant, son front était plissé sous la colère et la détermination.
« Débrouillez-vous pour trouver un gamin qui lui ressemble. Je ferai TOUT pour ma femme, vous entendez ? TOUT ! Elle veut son fils, elle aura son fils. Peu importe combien cela nous coûtera. Faites votre boulot ! Fin de la discussion. »Alors l'avocat avait fait jouer ses relations, avait passé plusieurs coups de fil. Il fallait faire en sorte de remplacer rapidement l'enfant, de remplacer celui qui rejoindrait les Withman par le cadavre de celui qui gisait dans ce lit avant qu'il ne commence à se décomposer et à dégager une odeur incommodante pour tout le monde. Le fait que l'argent d'un homme assez riche permette de graisser plus d'un patte, offrit rapidement une réponse à cet homme d'affaire qui se déplaça lui-même pour constater d'une visible ressemblance entre ce gamin des rues, le fils d'un père alcoolique et au chômage qui passait ses nerfs sur son corps chétif. Père à qui on venait tout juste de le retirer et placé dans un foyer, faute de mieux, en attendant de... soit le renvoyer chez son père, soit lui trouver une famille d'accueil.
Le système américain dans toute sa splendeur vous direz-vous. Mais ce qu'il se passa cette nuit-là est un secret qui n'a jusqu'ici jamais été percé à jour ; on échangea les enfants. Le petit corps froid trouva le lit chaud de Matthew, tandis que Matthew retrouvait le lit glacé du petit Blaze. Cette nuit-là, l'enfant dormit contre le corps chaud de celle qui se disait sa mère et qui ne cessait de pleurer de peur de l'avoir perdu. Il ne comprenait pas. Non, il ne comprenait pas, mais il n'en garda que ce souvenir imprécis ; sa mère effondrée qui le serrait si fort contre elle, tellement heureuse de le retrouver.
Withman. Un nom qu'il faut savoir porter, quoiqu'il arrive, quoiqu'il advienne. Notre famille était loin d'être à la rue, mon père possédait une entreprise qui fonctionnait on ne peut mieux, même encore aujourd'hui, nos grands-parents étaient des êtres également richissimes et attendaient fatalement de nous que l'on poursuive sur cette voix. Aussi m'avait-on poussé vers des études compliquées au possible, et si j'avais déjà touché à la drogue, cette première année à l'université fut le summum de ma propre descente aux enfers. Drogue pour tenir éveillé. Drogue pour s'amuser. Alcool pour poursuivre la fête jusqu'à l'aube. Délire infatigable dans des courbes lascives et suggérées. Cette période est sans aucun doute la plus sombre de mon existence. Celle où mes parents m'avaient envoyé à plusieurs reprises dans un centre de désintoxication pour que je décroche une bonne fois pour toute. Ils ne comprenaient tout simplement pas ce qui déconnait chez moi, ce qui pouvait poser tant de problèmes à cette époque. Qu'un léger malêtre me tenaillait sans que je ne parvienne à me l'expliquer, que je perdais patience pour un rien et que je devenais une véritable loque...
Ce fut du haut de mes 24 ans que ma sœur a un jour débarqué dans l'appartement que je partageais avec d'autres personnes. L'effet produit par le décor sur elle ne devait pas être grandiose, car des sous-vêtements traînaient un peu partout, à chaque pas, on buttait dans quelque chose qui traînait par terre, et pire que tout, dans ma chambre, sur ce qui me servait de lit, j'étais avec deux filles et un gars, nos corps aussi enchevêtrés que nus. Lorsqu'elle pénétra dans la pièce, ce fut elle qui se chargea de les mettre dehors, avant de s'installer tout au bord du matelas et que je tentais d'émerger péniblement de ma nuit tordue dont je n'avais quasiment plus le moindre souvenir. Elle me montra son portable et s'exclama d'un ton accusateur :
« Tu m'as téléphoné. Pour que je vois ça ? Hein Blaze ! Pour que je vois ça ! » son ton se haussait petit à petit tandis que je tentais de mollement la concurrencer en parallèle :
« Baisse d'un ton. C'est bon... » Mais elle poursuivait et je commençais sincèrement à avoir le crâne prêt à exploser. D'un geste impulsif, presque brutal et imprévisible, je me soulevai pour la saisir par les bras et la faire basculer sur le matelas souillé de mes précédents ébats. Mon corps nu se retrouva par-dessus le sien, mon souffle aux effluves alcoolisées tombant sur ses traits.
« Arrête maintenant ! C'est bon j'ai compris ! Je suis une merde ! » Mes doigts plaquaient ses poignets à hauteur de son visage et contre toute attente, je la dominais dans cette position qui aurait pu être tellement banale si je n'avais pas été aussi nu qu'un ver. Si mon corps n'était pas précisément dans cette période matinale si particulière et qu'il n'en profitait pas finalement pour réagir aux courbes vaporeuses de ma sœur.
Le silence était alors retombé sur la situation comme si nous ne savions plus comment réagir. Comme si tout ceci n'avait aucun sens, et cela n'en avait aucun. Elle était ma sœur, ma petite sœur, celle que j'aurais du protéger des obsédés tels que moi, celle avec laquelle jamais aucune ambiguïté n'aurait dû naître. Au lieu de cela, je me rendais compte que je la désirais comme une femme, et même plus encore, que j'aspirais à entendre d'autres paroles s’échapper de ses lèvres qu'elle ne savait que me jeter dessus devant la misère de mon existence. Ainsi, ce fut comme mu par une pulsion détestable que mes lèvres vinrent s’apposer sur les siennes avec douceur, laisser nos langues s'entremêler. Une dérive. Une errance. Quelques secondes dérobées au temps avant que je ne bascule sur le côté en me prenant le visage entre les doigts. Le déclic. Mon déclic de me reprendre en main, je l'eus ce matin-là, car c'était la drogue et mes divers excès que j'accusais de ce geste, alors qu'elle tendait sa main dans ma direction, ses lèvres s'entrouvrant sous cette simple interrogation ;
« Blaze ? » La repoussant sèchement, je me redressais pour m'extirper rapidement du lit, ne lui offrant que la vision de mon postérieur tandis que je prenais la direction de la salle de bain.
« Oublie j'ai déconné. »Et oh combien ! Si je fis bel et bien ma dernière cure de désintox, je ne perdis jamais l'image de ma sœur, n,i même la sensation de son corps sous le mien. Sûrement parce que je ne pouvais l'avoir et que cela virait peu à peu à l'obsession. Notre relation n'avait eu de cesse de devenir plus tactile, comme si elle aussi n'était pas insensible à ce qu'il s'était passé. Mais cela restait ma sœur, cette vérité ne pouvait être modifié, même si j'imaginais n'être que le bâtard en réalité, puisque mon sang ne correspondait pas à celui de mes deux parents, mais était probable avec un autre homme que mon père. Peu après, lorsque j'avais parlé avec mon père, j'avais cherché à savoir si j'avais été adopter, à tout hasard, sous le prétexte de la thérapie qui accompagnait ma cure, mais il m'avait ri au visage comme si je venais de dire la plus grosse énormité de toute mon existence ; elle était donc bel et bien ma sœur. Il fallait que je me fasse à l'idée que je la désirerais sans doute toujours mais que cela ne se concrétiserait jamais.
Ainsi, comme sous un besoin de ne pas procrastiner dans cette obsession, j'avais commencé à avoir des relations moins épisodiques, mais il fallait croire que je n'étais décidément pas fait pour être en couple, alors que parallèlement, je montais mon propre club. On aurait pu penser, compte tenu de mon passé qu'il ne ressemblerait à rien, mais bien au contraire. Je fis ce qu'il fallait pour y amener des artistes qui à mon sens méritaient d'être entendu... et c'est de cette façon, précisément, que le Jazz Club finit par s'imposer comme un endroit réputé pour la qualité de sa musique, pour sa convivialité, mais ce n'était pas un lieu de passage vulgaire, bien au contraire, il ne faut pas tout confondre.
Ainsi, d'anciens titres se mêlaient à se nouveau, mais également ces titres récents et entêtants que l'on accordait pour en faire des titres correspondant avec le lieu. Néanmoins, tous les dimanches soirs, c'était une scène ouverte que j'avais mis en place, où des personnes ayant préalablement auditionnées venaient chanter sur cette même scène où le reste du temps c'était des artistes connus ou inconnus qui se produisaient sur un style bien différent. Mais l'idée était de dénicher des talents, de les laisser s'exprimer et de profiter de bonnes musiques tout en attirant une clientèle légèrement différentes ces soirs-là.
Néanmoins, pour y parvenir il fallait passer devant-moi, et quelques personnes de confiances avec qui j'échangeais. Cela ressemblait presque à un jury de télévision, sauf que la personne en question se tenait face à moi, sans le moindre musicien, ce qui voulait dire que j'allais devoir lui en mettre à disposition si je voulais voir ce qu'elle allait donner sur scène, avec de la musique. M'avançant dans la pièce, mes doigts vinrent finalement enlacer les doigts de la jeune femme lorsque j'arrivai devant elle pour la saluer.
« Blaze Withman. » me présentais-je simplement, scrutant brièvement la couleur pâlichonne de sa peau, la façon dont retombait ses cheveux sur ses traits. Mais cela n'avait à priori aucune importance. Bien présenter était secondaire à mes yeux, quelque chose qui pouvait toujours se travailler au besoin, et s'il y avait moins de travail, c'était d'autant mieux. Mais tout ceci serait inutile si le talent n'était pas au rendez-vous.
« La scène est à vous mademoiselle. » précisais-je en lui désignant la scène en question d'un bras, avant d'aller m'asseoir à l'une des tables de mon club en attendant qu'elle gravisse les marches pour entrer dans le vif du sujet : tout d'abord sans musique, puis avec quelques musiciens si la première partie était intéressante.
Une partie de ma vie. Une partie de mon existence parfois parfaitement foireuse en ce qui concernant mon attirance pour ma sœur. Mais si la petite chanteuse était intéressée et se débrouillait bien, peut-être qu'elle finirait bel et bien dans mon lit sans que je ne cherche plus loin.
« Détendez-vous, je n'ai jamais mangé personne. » « Ce n'est pas ce qu'on m'a dit. » répondit-elle du tac au tac sous un petit sourire timide, qui me fit éclater de rire.
« Et depuis quand écoutez-vous les mauvaises langues ? Si vous savez chanter, vous aurez votre chance. » « A condition de vous plaire. » Mes lèvres conservaient ce sourire amusé par sa façon de réagir. Ce n'était qu'un club, mais elle semblait y attacher énormément d'importance. Mais elle s'inquiétait bien trop et cela risquait de fausser l'audition. Aussi, me relevant du siège qui était alors le mien, je grimpais sur scène pour m'approcher du piano devant lequel je pris place.
« Approchez et dites-moi ce que vous voulez chanter. »